Site pollué : plongée dans une opération à hauts risques menée par l’ADEME


Face à une trentaine de Grands Récipients pour Vrac (GRV) entreposés à l’air libre, deux techniciens de l’entreprise Curium effectuent des tests sur des substances chimiques. L’un réalise un test aux nitrates d’argent, l’autre note les résultats. « Si le précipité est blanc, c’est du chlore. S’il est crème, c’est qu’on est en présence de brome, une substance mortelle quand elle est pure. Ce sont notamment quelques centaines de kilos de cette substance qui ont été traités en priorité fin 2023 sur ce site » explique-t-il. Les substances sont classées par familles (acides, solvants, oxydants…) pour déterminer leur filière d’élimination. « Cette fois-ci, il n’y a rien, pas de brome ! » reprend le technicien, à la vue de la couleur du mélange. Ces opérations participent à l’inventaire d’un site industriel désaffecté, Synthexim, à Calais, dans les Hauts-de-France.

Un homme en tenue jaune et portant un masque, fait des tests au dessus d'une cuve
Inventaire et caractérisation en cours, une étape indispensable.

Synthexim, un fleuron de l’industrie française à l’abandon

Ce site, qui produisait des molécules de principes actifs et intermédiaires pour l’industrie pharmaceutique et cosmétique, a fermé le 31 mai 2023. Cent-vingt ans après sa création, il est placé en liquidation judiciaire. Ses 104 salariés cessent leur activité quelques semaines plus tard. Depuis, tout ou presque, est resté en l’état. Étendu sur 25 hectares, on y trouve des bâtiments en briques, des hangars de stockage et une ancienne voie ferroviaire qui servait à l’acheminement des produits. Sur le site, on compte encore des flacons, des pipettes, des balances et même des lunettes de protection… Et, surtout, près de 3 000 cuves de 1 000 litres remplies de substances chimiques, dont certaines potentiellement dangereuses, comme l’acide chlorhydrique (33 %), l’acétylacétone et diverses autres substances chimiques non identifiées. Le tout entreposé à l’air libre, à proximité d’une zone urbaine. Synthexim est un site Seveso seuil haut, c’est-à-dire qu’il représente un risque d’accident majeur.
En 2020, l’incinérateur de solvants interne du site a été mis à l’arrêt et les déchets se sont accumulés. Faute de moyens, l’entreprise n’a jamais évacué les déchets toxiques. Les autorités se retrouvent alors face à un « responsable défaillant ». Au titre du principe pollueur-payeur, énoncé par le code de l’environnement, les obligations environnementales de prévention, de réduction et de réparation des pollutions engendrées par une installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE) sont sous la responsabilité de celui qui l’exploite ou en assure la garde. En cas de défaillance de ce responsable à assumer ses obligations, à financer ces opérations, et lorsqu’il y a une menace grave pour les populations et/ou l’environnement, l’ADEME est missionnée par l’État pour intervenir.

Une vue d'ensemble du site Synthexim. On voit des cuves abîmées
À l’arrière-plan, un parc à cuves et au premier plan, une trentaine de cuves de 1 000 litres parmi les 3 000 du site.

Une intervention rapide de l’ADEME

À l’été 2023, les chefs de projets ADEME inspectent le site. Benoit Dhenin, chef de projet sites et sols pollués à l’ADEME se souvient. « Le 24 août, avec la DREAL (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement), les pompiers, et le liquidateur, nous visitions les lieux. Le soir même, nous nous réunissions pour partager nos conclusions et, dès septembre, l’ADEME intervenait sur le site, il fallait agir vite. » L’intervention se révèle d’autant plus urgente que, durant l’été, deux accidents viennent confirmer l’état de délabrement majeur de l’établissement : fuites de substances. À cette époque, on constate aussi que l’état des stocks est imprécis, ainsi que la présence de matières premières non entièrement tracées. Dès lors, l’ADEME est chargée d’assurer la maîtrise d’ouvrage de la mise en sécurité du site Synthexim. Cela comprend la définition des conditions techniques et financières des réalisations, la sélection des entreprises et la passation des marchés, la planification, l’organisation et le suivi des opérations, ainsi que la restitution auprès des pouvoirs publics.

Dès notre arrivée, nous avons été marqués par le volume, la dispersion, et l’état de dégradation des déchets, soit 650 tonnes de substances classées “déchets dangereux” au sens strict du terme, dont 120 tonnes nécessitant une évacuation prioritaire. Certains n’étaient pas transportables en l’état – parfois, même pas sur 500 mètres – et imposaient un reconditionnement immédiat avant leur évacuation. Nous avons donc implanté une salle blanche mobile (espace où sont reconditionnés les déchets) à même le site, et mobilisé une équipe de six chimistes spécialisés en reconditionnement de matières particulièrement sensibles, pour garantir un traitement sécurisé des déchets.

David André, directeur de Triadis Services Étampes

Un chantier toujours en cours

Aujourd’hui, l’opération de mise en sécurité est toujours en cours. Face à la quantité de déchets, le site a été divisé en secteurs sur lesquels sont menées avec minutie les opérations d’inventaire, de caractérisation des produits et d’évacuation. « On procède toujours de manière progressive, en traitant en priorité les substances les plus dangereuses. Ainsi, on a d’abord lancé un chantier brome, avec l’évacuation de 18 tonnes de déchets, qui s’est soldé fin 2023. Puis un chantier de 78 tonnes de cyanure qui s’est terminé début 2024. On a également traité 16 tonnes d’amphétamines, non pas en raison de la dangerosité de la substance, mais parce que le site pouvait faire l’objet de braquages pour un usage illégal de ces substances. À ce jour, 1/6e du site a été mis en sécurité pour un total d’un peu plus de 3 millions d’euros dépensés, à mi 2025. À chaque étape du processus, on découvre de nouvelles choses, ce qui rend la démarche plus longue », précise Benoit Dhenin.

Plus de 3 millions d’euros

ont déjà été dépensés pour sécuriser 1/6e du site

3 000 cuves

de substances chimiques dangereuses sont encore stockées à l’air libre

Environ 500 tonnes

de déchets hautement sensibles ont déjà été évacuées

En parallèle, les équipes découvrent un système électrique vétuste, un réseau de détection d’incendie dysfonctionnel et une gestion des eaux pluviales défaillante qu’il faut remettre sur pied. Un système de gardiennage et de vidéo-surveillance a également été installé pour empêcher les intrusions. Les délais de mise en sécurité de l’établissement ont été prolongés d’autant.

Cet automne, de nouveaux déchets seront enlevés et l’inventaire des substances présentes sur le site va se poursuivre jusqu’en 2026. De nombreux défis ont déjà été relevés, mais le dossier va mobiliser l’ADEME et les entreprises partenaires pendant quelques années encore. En région Hauts-de-France, quatre sites requièrent une intervention soutenue, dont une ancienne fonderie et un site exposé à la présence de mercure. Les Hautsde- France est la première région de France en termes de moyens déployés par l’ADEME à des fins de sécurisation à responsables défaillants. Viennent ensuite l’Est de la France et la vallée de la chimie autour de Lyon. Un reflet du passé industriel du pays et de ses vicissitudes. Sur le site de Synthexim, des herbes hautes recouvrent peu à peu les bâtiments comme pour annoncer la fin d’un chapitre. Mais une question reste entière : l’état du sol et du sous-sol. De nouvelles investigations sont prévues à l’issue des opérations de retrait des déchets.

Benoit Dhenin, Chef de projet sites et sols pollués à l’ADEME

L’usine Synthexim est un exemple frappant des interventions de l’ADEME en matière de mise en sécurité de sites pollués en raison de sa surface, de la volumétrie des déchets et de la nature du site classé Seveso seuil haut. L’établissement a longtemps fait briller Calais. Mais le patient était gravement malade. Dès notre arrivée, nous avons rencontré un problème d’affichage sur une partie des cuves et fûts qui accueillaient les produits. Nous ne savions pas ce qu’elles contenaient, ce que nous pourrions en faire et où nous devions les évacuer. Dans ce cas, l’ADEME joue le rôle du médecin : diagnostiquer pour mettre en place le meilleur traitement possible. La maîtrise d’ouvrage est dans notre ADN depuis 30 ans. Mais nous essayons d’agir en amont aussi, sur des aspects de réglementation, pour éviter le plus possible à l’État d’intervenir en dernier recours.